vincentIl y a des films qui se contentent de faire du cinéma. Comme on dit faire l’acteur, ou faire le menuisier. Un métier, et qu’on imite, qu’on contrefait, singe. Il y a des films qui se contentent de singer des films. Il y a des films, nombreux, qui ont vu trop de films. Toujours plus nombreux, c’est fatal, c’est mathématique, à mesure que s’épaissit la vidéothèque. Tard venus, nous rêvons parfois d’un bain de jouvence. En voici un, grandeur nature.

À la tendance mortifère du cinéma à se ressembler, Vincent n’a pas d’écailles propose deux antidotes, deux stratégies immunitaires : soustraction, intensification. C’est assez simple, au fond. Tellement simple qu’on se demande souvent, accompagnant Vincent dans ses pérégrinations d’eau en terre et vice-versa, pourquoi tout le monde ne fait pas pareil. Peut-être que tout le monde n’aspire pas à la singularité.

Soustraction, donc. Certaines mises en scène imposent leur marque par ajouts, par couches ajoutées aux couches – cinéma baroque ? D’autres s’inventent en épurant. Affûté – entraîné serait le mot juste – par une série de courts métrages remarqués et remarquables, Thomas Salvador ose d’abord retrancher les raccords scénaristiques. Une histoire se pose là, sans se justifier, sans se prévaloir de pseudovraisemblance. Plutôt qu’une histoire, un parcours, qu’on emprunte en aveugle. Avec Vincent, avec Salvador qui l’incarne, ce qui vaut pour l’un valant pour l’autre, c’est un peu à prendre ou à laisser, un peu qui m’aime me suive. Les explications seront si rares que Vincent et le film sont muets. Ou presque. Laconiques, pour le moins. Chaque mot semblant une concession obtenue du silence. Dès le premier plan où un monologue animé est couvert par le son diffus du trafic parisien, ce sont les paroles avant tout que soustrait Salvador. Il faudra attendre cinq bonnes minutes pour entendre le héros prononcer une phrase, lapidaire et off, et cinq autres pour voir sa bouche en articuler une autre. Pas bavard, l’animal, à l’unisson d’un film réfractaire à fournir les réponses aux quatre questions standard des manuels de scénario. Où ? On ne le devinera que par familiarité avec la région investie. Quand, pourquoi ? Mystère. Qui ? Un homme. Réduit au plus simple appareil de son corps. Il n’en faut pas plus. Il faut tenir ce moins-disant. Se dépouiller pour qu’advienne une puissance.

Cette puissance, Vincent la sent monter en lui, comme une vague, en scrutant la Seine, dès le deuxième plan. Elle est là qui attend de prendre effet. Elle appelle. Une vocation version matérialiste : appel du corps. Elle réclame qu’on se concentre sur elle. Qu’on centre son existence autour d’elle pour l’intensifier – antidote numéro 2.

Vincent se rend là où lui dicte de se rendre ce sentiment d’une force nouvelle à actualiser. Ce qu’a entendu Vincent au bord du fleuve, c’est que l’eau est l’élément qui lui convient. Lui convient au sens spinozien : le meilleur arrangement possible avec l’extériorité. Le meilleur rapport avec les énergies ambiantes. La meilleure configuration physique d’existence. En trois plans de train ou de car, nous voici transportés de Paris dans le Verdon, où l’eau est généreuse, accueillante, nageable. Aussitôt, Vincent s’y jette, pressé d’éprouver ce qu’il peut, et ce qu’il peut s’avère énorme. La puissance dans sa version athlétique, pour le coup. Sous nos yeux et les siens, Vincent découvre ce qu’il sait, ce qu’il pressentait – comment ? mystère –, à savoir que l’eau décuple ses forces.

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