Après le coup d’essai magistral d’In the Family, défendu ici même l’année dernière, Patrick Wang était attendu au tournant. Et force est de constater devant ce deuxième film, adapté de Leah Hager Cohen, que le cinéaste new-yorkais d’origine taïwanaise approfondit l’approche singulière des personnages qui caractérisait son premier film tout en évitant les scories façon Sundance qui le guettaient parfois. L’essentiel de l’action du Secret des autres se déroule dans la petite cuisine nue d’une maison new-yorkaise. C’est un espace psychologique traversé par les quatre membres d’une famille endeuillée par la perte d’un nouveau-né. C’est dans cette cuisine filmée en longs plans fixes que la famille se retrouve, au gré de nombreuses ellipses, chaque matin et chaque soir : le père épuisé, la mère absente, le fils solitaire et la petite fille mal dans sa peau. Réunie à table, la famille traîne son malheur en silence, dans les gestes quotidiens. Chaque mot trahit l’impossibilité d’exprimer sa fêlure. Le garçon parle de ses différentes passions. Le père, de son travail. Dès lors, tout le film consiste à faire accoucher une parole vraie que Wang conçoit « réconciliatrice et pacif icatrice », comme il nous l’expliquait au cours d’un entretien à Cannes. Pour faire advenir ces mots, Wang introduit ici un personnage marginal, à la fois dans et hors de la famille comme l’était déjà Joey dans In the Family. Il s’agit ici de la fille aînée du patriarche, fruit d’un premier mariage. Si la parole semble ne plus pouvoir surgir au sein de cette famille meurtrie, il faut dès lors un élément extérieur pour la provoquer. Étrangère et proche à la fois, la jeune fille déclenche des réactions immédiates de rejet ou de rapprochement. Elle recrée la soudure familiale désagrégée. Peu à peu, les personnages sortent de leur torpeur et la mère finit par trouver les mots pour expliquer à son mari pourquoi elle lui a tu la maladie de leur fils pendant sa grossesse. Si In the Family lorgnait vers la grande fresque politique, Le Secret des autres est resserré à l’extrême. En 16 mm et en seulement deux semaines, Wang ne sort que très rarement de l’espace de la cuisine. Et ce resserrement spatial en entraîne un autre, très ingénieux. Si « chacun trimballe ses secrets », comme l’expliquait Wang, il n’a pas besoin de s’extraire de la maison ou d’insérer de longs flash-backs pour montrer leur intériorité. Il lui suffit d’user de leurs corps comme de pages blanches. Tandis qu’il s’attarde en gros plans sur eux, cadrés dans leur solitude muette respective, des surimpressions visuelles à même la peau des personnages, ou parfois auditives (une voix off se superpose à une autre), font apparaître les blessures les plus profondes. Même si ces surimpressions – notamment dans l’extraordinaire plan final – rappellent la vidéo contemporaine, il n’y a rien d’artificiel dans cette démarche. Au contraire, elles sont de véritables empreintes fossiles des secrets les mieux enfouis. Wang croit à l’absolue complexité de ses personnages fragmentés. En deux films, il a déjà inventé son propre cinéma, capable de transformer le spectateur en détective et archéologue des âmes.