cold warUn fait mathématique aidera à cerner la patte formelle de Pawlikowski, qu’on découvre avec ce Cold War, n’ayant pas vu Ida (manquement corrigé entre-temps). Le fait : ce film d’1h24 avale quinze ans (1949 à 1964) et traverse quatre pays (Pologne, puis Berlin-Est, puis Paris, puis la Yougoslavie, puis re-Paris, puis re-Pologne). On avance vite, donc. Or on avance lentement. Si cet art économe en mouvements de caméra et des corps, souvent statique dans son format carré, parvient à servir tout ce matériau existentiel en si peu de temps, ce n’est pas au prix d’une précipitation d’inspiration sérielle, mais par sa densité. Peu suffit à Pawlikowski pour raconter beaucoup. Exemple. Plan de Wiktor spectateur d’un concert + plan d’un homme dressé au bout du rang + plan d’un autre homme dressé au bout du rang = Wiktor sera embarqué à la fin du spectacle. Ce qui permet d’enjamber les gesticulations prévisibles de l’interpellation pour aller directement à la scène de voiture qui suit.

Ce mélange de sobriété dans l’exécution et d’ambition narrative réclame au spectateur de boucher les trous, de nommer le non-dit, d’imaginer le non-vu, en un mot de combler les ellipses. Exemple. L’ambassadeur en poste à Paris évoque à Wiktor, qui lui demande son soutien pour faire venir Zula, les immigrés polonais de France, cut, Wiktor pensif dans son studio, cut, Zula le retrouve dans une guérite sous surveillance. Charge à nous de combler : Wiktor a décliné la proposition de servir comme espion à Paris, puis est rentré au pays pour se rapprocher de « l’amour de sa vie » (a-t-il dit deux fois), fût-ce au risque de son incarcération comme dissident.

Comme Bresson, Pawlikowski filme des processus plutôt que des situations (le somnambulisme éveillé de Tomasz Kot, qui joue Wiktor, est tout à fait bressonnien). Souvent limitée à un plan, la scène, courte, sans graisse, coupée sec, vaut comme moment d’un processus général. 

Quel processus raconte Cold War? Le titre et les vingt premières minutes, situées juste après la formation des deux blocs, orientent d’abord sur un énième bilan de la terreur imposée aux populations de l’Est. Ce n’est pas que l’angle soit inintéressant : un ensemble folklorique conçu pour offrir aux « pays frères » un tour de chant inspiré de la culture paysanne polonaise, où les autorités exigeront qu’on glisse une ode à Staline et des mentions de la réforme agraire. Quand d’autres en auraient tiré une fresque de trois heures irréprochablement humaniste, implacablement démocrate, Pawlikowski passe vite ces étapes pour en venir à son fait. Son fait est : l’amour. L’amour entre Wiktor, musicien, et Zula, chanteuse. La guerre froide n’est pas celle qui alors oppose les deux blocs, mais la guerre faite à cet amour. 

Guerre faite par le pouvoir polonais sous tutelle soviétique, qui sépare les amants une première fois, Zula devant laisser Wiktor s’exiler vers la France sans elle – si tu m’aimais tu m’aurais suivie, dit-il / si tu m’aimais tu ne serais pas parti sans moi, dit-elle -, puis une seconde lorsque le dissident est sommé de quitter la Yougoslavie où il a rejoint la chanteuse en tournée européenne. 

Guerre faite par les nécessités économiques d’une carrière dans la musique, une fois tous deux installés dans le Paris bohème des années cinquante. Les pays totalitaires n’ont pas le monopole de l’oppression. Dans le monde dit libre, il faut juste composer avec des lois plus sournoises, se soumettre aux mondanités, aux règles du jeu. Et Zula, plus farouche peut-être, lointaine cousine de la Camille du Mépris, vient à douter de la pérennité des sentiments d’un Wiktor déjà rompu aux petites manoeuvres stratégiques. Tu as changé, en Pologne tu te comportais comme un homme, balance-t-elle, avec la cruauté des indomptables.

Le temps serait-il la troisième force armée à conspirer contre l’amour ? La métaphore centrale d’un poème mis en musique par Wiktor pour Zula dit pourtant le contraire, « La pendule a supprimé les heures », explicite la poétesse française qui l’a traduit, signifie que « le vrai amour est plus fort que le temps ». 

Et c’est bien vrai. Aux vents contraires, aux intrigues, au temps qui les éprouve, à la vie impure, l’amour de Zula et Wiktor résiste. Les chansons ont donc un peu raison, et on aurait tort de moquer le sentimentalisme des paroles chantées par Zula qui, quel que soit le genre (traditionnel, jazz, piano-bar, mambo) épanchent un « coeur » (chanson fétiche des amants) invariablement amoureux.

Le lyrisme populaire s’égare cependant sur un point. La chanson regrette, presque à tous les coups, un amour passé. Indéfiniment elle redit cette perte, laissant supposer que ses auteurs, et ses auditeurs charmés, n’aiment l’amour que s’il est passé ou impossible. Serait-ce qu’ils craignent sa réalité positive ? Sa force, sa brutalité, sa fatalité ? Zula et Wiktor n’ont peur de rien. Ils endossent l’amour jusqu’au bout, jusque dans une scène finale empreinte d’austère beauté. Sans musique ni chant. L’amour le vrai, l’amour tel que vécu et non pas regretté, n’est pas sentimental. Il est sec comme un plan fixe – et vide.