lerskiPeaux plissées, ravinées de rides. Prises de vue si rapprochées qu’elles semblent s’adresser moins à l’oeil qu’au toucher. C’est Paysage du visage (1941), une des dernières séries de Helmar Lerski (1871-1956). Et le point d’orgue qui vient clore cette rétrospective fouillée, enchanteresse, escortée d’un beau catalogue (Gallimard), où se déploient les noirs et blancs facettés de lumière des clichés et des films du grand photographe et cinéaste. Série tardive – il allait bientôt quitter la Palestine où il s’était installé au décours d’une vie nomade qui l’aura entraîné de son Strasbourg natal aux Etats-Unis, à Berlin, avant d’assister en première ligne à la fièvre utopiste des kibboutzim palestiniens, pour, à partir de 1948, poser définitivement ses malles en Suisse. Série qui à elle seule condense toute la démarche et l’ambition de celui à qui, unanimes, le commissaire de l’expo, Nicolas Feuillie, Paul Salmona, le commissaire général et Florian Ebner, conservateur en chef du cabinet de la photographie au centre Pompidou, attribuent une place comparable à celle d’August Sander. Car Helmar Lerski, que l’ingrate postérité a moins célébrée que son contemporain, n’est pas seulement un enfant de l’expressionnisme. Certes, on discerne sa patte dans les modelages lumineux de la dernière séquence du Cabinet des figures de cire sur lequel il fut chef op. Mais l’expressionnisme, dans le cas de Lerski, est moins une étiquette esthétique qu’un terme à prendre au pied de la lettre : une foi dans l’expressivité, dans sa toute-puissance. Et tout particulièrement dans le cas des visages, qui furent sa grande affaire. 

Car il y a chez Lerski une ferveur du visage, quelque chose comme la conviction que celui-ci peut tout dire, tout révéler, tout montrer – et bien plus qu’un « caractère » ou qu’une « psychologie ». La figure humaine peut déployer une géographie, voire une géologie – et c’est donc cette série Paysage du visage. Mais ce sont aussi les merveilleux portraits qui ponctuent la période palestinienne de sa vie, et notamment cette série Arabes et Juifs où, sans l’aide des légendes, il est impossible de déceler si le sujet est du côté d’Allah ou de Yahweh. Façon d’attribuer à chacun une égale dignité, façon surtout d’estomper les différences, les appartenances religieuses, de faire d’abord de ces visages les produits, les expressions d’un même sol biblique. D’une même lumière, cette lumière qu’il capte si bien. 

Car c’est bien de cela qu’il s’agit chez Lerski : dépasser la donnée immédiate, familière, d’un visage. A l’instar des constructivistes russes, que certains de ses cadrages obliques, qui transforment une joue ou une tempe en une falaise monumentale, évoquent irrésistiblement, il s’agit de propulser son sujet dans une autre sphère. Héroïque, mythique, comme on voudra peu importe. Ce qui compte, c’est la force quasiment sculpturale qu’acquièrent les traits (immobilité quasi minérale, comme taillée dans le marbre). Les photos expriment autre chose, plus que ce qu’on voit : un monde très ancien, dont les protagonistes auraient la stature des héros d’épopées ou de légendes. Qu’on songe à la légende de ce beau cliché : Jeune Portefaix juif (ou Gothique primitif). Et même lorsque, au hasard des plans d’Avodah, son film sur les pionniers juifs en Palestine, il scrute au plus près les machines, il les cadre comme s’il s’agissait de visages. Comme si, elles aussi, étaient dotées de l’expressivité de la face humaine. C’est sans doute ça un grand photographe : un homme à qui tout « parle », à qui tout s’adresse. Comme les traits d’un visage.

Exposition Helmar Lerski (1871-1956). Pionnier de la lumière. Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, jusqu’au 26 août.