baccalauréatLa veille du bac dont l’obtention lui est nécessaire pour s’envoler vers Cambridge où elle est admise, Magda est agressée sexuellement dans la rue. La voyant traumatisée et diminuée par son bras invalide, son père médecin demande à son copain chef de police de requérir l’indulgence d’un ponte de l’administration scolaire, en échange de quoi le nom dudit sera remonté dans la liste des futurs greffés du foie, ce qui vaut à l’hôpital la visite d’enquêteurs judiciaires qui ayant mis sur écoute le greffé pour une autre affaire sont tombés sur ses conversations délictueuses avec le médecin sur lequel ils font alors pression pour qu’il les laisse s’entretenir avec le corrompu alité au risque de lui causer un choc et par exemple un arrêt cardiaque qui justement survient.

De la cascade de faits dégorgée par Baccalauréat , on tirera des réflexions aussi brillantes qu’accablantes sur la corruption de la société roumaine, sur le chantage comme mode de régulation des échanges sociaux. Le cinéphile étroitement formel verra quant à lui dans cette macédoine narrative une énième incidence du triomphe mondial – jusqu’à Bucarest, c’est dire – des canons de la série télé 2.0 : profusion de personnages, rapports multilatéraux, double ou triple usage de chacun des pions (la maîtresse du père travaille dans le lycée de Magda ; laquelle Magda dépose sa plainte dans un commissariat dirigé par un pote d’enfance dudit père, etc). Une fois tout cela disposé, il ne reste qu’à explorer les combinatoires entre les divers pions pour produire un récit dont le foisonnement rachètera la faiblesse du détail. Aussi vrai qu’Hollywood délègue aux franchises de super-héros le soin d’assurer au cinéma une amplitude que ne sauraient lui contester les petits écrans, l’hystérie scénaristique est le moyen, mimétique et sans doute contre-productif, que le cinéma d’auteur s’est donné pour survivre à la concurrence agressive des séries.

Cette logique d’écriture peut aussi être affiliée à ce qu’on appellera le farhadisme, substantif déposé en préfecture par les services juridiques de Transfuge  et construit à partir du nom du réalisateur iranien aux scénarios tout aussi noueux, où chaque enjeu admet au minimum un doublon, où chaque étage du récit comprend une trappe d’où jaillit une tension subsidiaire. Mais, dans ce cas, pourquoi Baccalauréat , et toute l’oeuvre de Mungiu, semble évoluer cinq crans au-dessous de films comme Une séparation  ou même Le Passé ?

C’est d’abord que le cinéma de Mungiu n’est profus qu’en apparence. Là où Farhadi agence des situations réellement plurielles, et abordables sous des angles contradictoires, Mungiu s’intéresse essentiellement à un personnage, Romeo, le père de famille, présent dans toutes les scènes et presque tous les plans. L’Iranien opère par condensation, le Roumain par accumulation. C’est sur le dos du seul Romeo que les emmerdes s’accumulent, l’une entraînant l’autre. Linéaire au fond, le récit admet in fine une interprétation univoque, formulable en une phrase et même un syntagme : chemin de croix. En trois jours (de la mort à la résurrection?), Romeo remonte un chemin de croix.

S’il est sur la voie du rachat, c’est qu’il a péché. L’accumulation est une punition. On est venu l’accabler. D’ailleurs il promène partout un accablement qui semble se transmettre à ceux qu’il croise. Sur la totalité des visages, pas un sourire en 2h07, c’est une performance. De quoi le punit-on? C’est à sa mère douloureuse  (elle somatise la situation par une « pression intracrânienne ») qu’il revient de le préciser : en envoyant sa fille étudier à l’étranger, Roméo détruit les liens familiaux. Par extrapolation psychologique, il apparaît qu’il instrumentalise sa fille pour régler ses comptes avec le pays natal où il regrette d’être revenu plein d’espoir après la chute du communisme, ou plus classiquement qu’il gage que la réussite de sa progéniture soldera ses échecs. Quand il assure à Magda que « ce bac, ce n’est pas pour moi que tu le passes », il faut entendre l’inverse. Romeo pèche par égoïsme. Et manque par là à sa tâche de père. Orpheline de ce dieu domestique, les femmes pieuses, forcément pieuses, qui l’entourent dépérissent à petit feu. La mère et la mère patrie se meurent dans l’attente d’une régénération que veut préfigurer la photo des jeunes diplômés souriants qui clôt le film.

La punition est donc divine. La pierre qui troue la fenêtre de l’appartement familial puis le pare-brise de la voiture est jetée depuis l’au-delà, même si la scène du parc suggère, assez subtilement pour le coup, qu’elle a élu le fils de Sandra comme bras armé. « Va te confesser » conclut son ami flic quand Romeo lui confie son impression d’être suivi alors que sa caméra de surveillance n’a capté aucune présence suspecte.

La limite du cinéma de Mungiu ne tient pas à son socle catholique mais à l’usage restrictif qu’il en fait. Usage platement moral. Ici Dieu ne montre que son visage fouettard. Au nom de l’amour, mais fouettard quand même. C’est d’un masque de loup qu’il s’affuble. Il n’est pas venu enjouer ses créatures, mais les sermonner. Chez d’autres cinéastes, le foncier chrétien a la fonction diamétralement opposée de délégitimer toute morale. Sous les espèces de l’éternité, nul ne saurait être jugé meilleur ou pire qu’un autre. Ce qui rééquilibre les forces, les intérêts, les pulsions, et installe une multiplicité égalitaire et vertigineuse. Si Mungiu n’est pas Farhadi, il est encore moins Bresson.