crosswindCe film est dédié aux victimes de l’Holocauste soviétique. » Une phrase concise comme la lacération d’une lame – celle de la grande hache de l’Histoire du xxe siècle. Quelques mots pour faire sauter les points de suture de la mémoire, rouvrir une des innombrables cicatrices du stalinisme : les déportations des Estoniens exilés manu militari dans le no man’s land sibérien en 41. Triste transhumance des trains chargés de bétail humain ; nappes de neige à la blancheur indifférente, cruelle, piquées d’arbres monotones comme d’infranchissables grilles ; baraquements où grelotte et survit vaille que vaille une humanité réduite aux impératifs élémentaires du corps – manger, se chauffer ; chapelet des travaux et des jours ; scansion des croix des cimetières de fortune : Crosswind tourne l’une après l’autre les pages d’un album photo tragiquement familier. Ce pourrait être partout, Est ou Ouest, nazis ou Soviétiques, sur ce continent reconverti en quelques années en un gigantesque camp à ciel ouvert. Inhumain, trop inhumain. Comme ces corps figés, statues de sel en chair et en os hébétées après une moderne apocalypse, qui forment la matière immobile, les « sujets » comme on dit en peinture et en sculpture, des tableaux vivants qui s’enchaînent au fil de ce premier long métrage. Mémoire réflexe du cinéphile : on pense Ruiz, Greenaway. Verdict réflexe du critique : tentation arty ; esthétisation, renforcée par un noir et blanc somptueux. Quelques plans, et on est détrompés. Crosswind n’est pas un coffee-table book au chic lisse et glacé. Ni une énième variation sur le « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » d’Apollinaire. Si la caméra se fait burin pour ciseler ces groupes de personnages qui tiennent, durant de longues séquences, la pose ; si elle se fait main de connaisseur ou d’amateur d’art pour les caresser onctueusement, amoureusement, c’est seulement secondairement pour en tirer la jouissance de la beauté. Pétrifié, « étonné » comme on disait au xviie siècle : ce monde est foudroyé par un orage qui le dépasse. Celui de l’Histoire, évidemment, et de ses forces de sidération. Mais ces gestes arrêtés, ces silhouettes sous l’empire d’une métamorphose minérale sont aussi une façon de déjouer le cours amnésique du temps, son flot dissolvant. L’oubli voue les destins individuels à l’oblitération, le fil ininterrompu des événements les chasse dans les limbes. Alors Martti Helde les fait pierre, sculpture. Les fixe. Résistance au temps, résistance à l’entropie : ils demeurent, pour paraphraser encore Apollinaire, au moins l’espace d’une séquence. Des monuments : des points de cristallisation, de solidification de la mémoire. L’histoire d’Erna (dont les lettres tissent la trame du film), séparée de son mari Heldur, jetée dans le struggle for life quotidien d’un camp sibérien, se déroule comme une succession de bas-reliefs. Une frise sculptée aux scènes immobiles : la foule des raflés à la gare, le voyage au bout de la nuit, pardon, au bout de la Russie, la maladie de la fillette d’Erna, le vol d’un quignon de pain, le labeur incessant, tyrannique, indexé sur la phraséologie soviétique des objectifs à remplir. « Ce film est dédié aux victimes de l’Holocauste soviétique » : la formule devient celle d’une inscription sur un monument aux morts, aux disparus, aux exilés de force.

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