braguyinoSalade russe. Des bouts de Tolstoï : une nature sauvage, au bout de nulle part, dans la taïga, qui semble palpiter comme un immense organisme vivant au rythme binaire des alternances de plans nocturnes et diurnes. Des copeaux de Faulkner ou de David Vann : même façon de transposer le huis clos tragique- les tensions entre deux familles, deux clans presque, les Braguine et les Kiline – dans un monde hérissé de bois, irrigué par la rivière Sym, hanté d’ours et de moustiques. Des réminiscences des grands manipulateurs de textures visuelles et sonores (les Grandrieux et autres Sokourov) : travail pictural sur les clairs -obscurs, voix of f comme en apesanteur dans une gaze onirique, musique unheimlich, entêtante et dissonante. On pense à tout ça, à d’autres choses encore, mais rien d’écrasant là-dedans. Clément Cogitore, très remarqué pour Ni le ciel ni la terre, filme au quotidien les Braguine avec ce qu’on pourrait appeler d’un oxymore une immense rigueur poétique. On veut dire par là que ce docu embedded chez les Braguine répond autant à une volonté de donner à voir le divers d’une vie quasi cénobitique (la chasse, les préparatifs des repas, les nuées de gamins, la haine croissante avec les Kiline) qu’à celle de décliner sous toutes ses facettes une unique obsession : celle de l’origine.

Ne serait-ce que parce que les bâtisses de bois de Braguino, le domaine des Braguine, la forêt qui les ceint, sont les derniers feux d’un Eden sur le point de disparaître. Chronique d’une mort annoncée du paradis sur terre : les Kiline font venir des chasseurs, des « corrompus » disent les Braguine, accoutrés en treillis, surarmés. Les fomenteurs d’un techno-carnage, dont on pressent qu’il rendra caducs les rituels quasi animistes de chasse des Braguine. Scène merveilleuse, qui voit ces derniers dépecer un ours, membre à membre, laisser la tête sur une souche, comme un totem. Scène merveilleuse, mais vouée peut-être à ne plus exister que dans les mémoires, bientôt frappée d’obsolescence.

Mais Cogitore creuse plus avant dans le tuf du fantasme de l’origine. Dépasse l’Eden pour arriver à ce noyau d’indifférenciation où Bien et Mal sont encore indifférenciés, où rien n’est séparé. Ce que les Grecs appelaient chaos, et Artaud cruauté. Une grande flambée en extérieur nuit ; à côté des flammes ondoyantes, un gamin avec des dépouilles de volailles plumées. Lumière + ténèbres, innocence enfantine + violence : en un seul plan, Cogitore donne à voir cette totalité des contraires qui est l’état initial de toutes les cosmologies.

Primitivisme, si on veut, mais rien de primitif là-dedans. Car chaque séquence atteste chez Cogitore une conscience très aiguë de son art. Rien d’étonnant, au passage, s’il prolonge l’expérience du film avec une passionnante installation au BAL, qui rebat les cartes du film, nous invite à le voir autrement : Clément Cogitore pense ce qu’il fait, son matériau et ses médiums. En l’occurrence, s’agissant du cinéma, Braguino a presque valeur de manifeste esthétique. Comme un plaidoyer pour un retour aux origines du septième art. L’arrivée en hélico au tout début, avec ces spacieuses vues aériennes, puis les plans resserrés sur les visages des gamins qui assistent à l’atterrissage : comment mieux dire que le cinéma est d’abord ça, un point de vue de mobile qui commande des cadres d’échelle variable ? Origines du ciné, origines aussi de l’art de raconter. Des chasseurs, des clans, des ours, la nuit, la forêt : Braguino plonge ses racines dans la matière première du récit : le conte et la tragédie. Et prouve que cette matière est toujours vive.