prévertJacques Prévert en toutes lettres. En toutes images, plutôt, puisqu’une copieuse rétrospective de douze longs et de cinq courts donne toute la mesure du Prévert scénariste et dialoguiste. Et permet de peler l’oignon des représentations toutes faites qui enveloppent l’homme. L’oignon, on s’excuse pour l’image saugrenue, mais son côté surréaliste tombe bien. Car c’est ça que montrent tous ces films : sous le Prévert poète-scolaire-de-l’enfance, sous le Prévert animateur-d’Octobre-et-conscience-poétique-du-Front-populaire, derrière toutes ces marques déposées, il y a un noyau immuable. Prévert, le surréaliste. Ce qu’aurait tendance à faire oublier la merveilleuse gouaille des répliques de Prévert-le-dialoguiste, aussi ancrées dans l’inconscient collectif que celles d’Audiard comme « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour ! ».

Certes, il a rompu avec le Grand Inquisiteur Breton à la fin des année 20. Mais Prévert n’a jamais cessé d’être fidèle, avec une cohérence fervente, aux tendances du surréalisme. Il y a d’abord tout le décorum thématique, ces motifs qui sont autant de fleurs écloses dans les champs magnétiques du surréalisme. Les jeux de doubles dans Le Roi et l’Oiseau. L’amour fou, jusqu’à la tragédie dans Les Enfants du paradis, dans Remorques. Et cette obsession de la mort, autre tropisme surréaliste, qu’on pense au fétichisme du suicide de Rigaut chez Breton, qui culmine avec la balle que se loge Ferdinand dans le coeur dans Le Jour se lève

Mais tout cela ne serait que secondaire, folklorique, s’il n’y avait, chez Prévert, l’adhésion à l’acte de foi central du surréalisme. Cette foi dans la possibilité de métamorphoser le réel, de l’halluciner. Prenez Le Crime de monsieur Lange, coscénarisé avec Renoir. D’un côté, monsieur Lange, auteur des aventures d’Arizona Jim, héros de romans à deux sous. De l’autre, Batala, fieffé margoulin, patron de Lange et dont le film déroule les péripéties rocambolesques (fausse mort, usurpation d’identité). Tout se passe comme si les romans populaires d’Arizona Jim infiltraient le réel. Le tordaient et le soumettaient aux lois de l’inventivité débridée du roman. 

Ou bien prenez Remorques, le joyau de Grémillon. La genèse du film fut lente et douloureuse, et c’est Prévert, appelé en dernier recours alors que Grémillon, Spaak et Cayatte peinaient sur le scénario, qui donne à celui-ci sa physionomie définitive. Remorques, c’est l’effraction des puissances élémentaires, cosmiques dans la précision quasi documentaire du regard de Grémillon. Une façon de faire affleurer, et même exploser, l’envers primitif, immaîtrisé de la réalité. De faire jaillir ce qui bouillonne, littéralement sous la surface. 

Mais pour transformer ainsi le monde perçu, le remplacer par les forces obscures qui le sous-tendent, il faut un certain état d’esprit. Il faut soi-même être très distant, se situer en marge, à l’écart de la réalité. Et c’est peut-être la clef des Enfants du Paradis. On a tout dit, tout écrit sur ce film, sur les répliques d’Arletty, sur le boulevard du Crime. Mais sans doute faut-il souligner la fascination de Prévert pour Lacenaire. Lacenaire, le dandy cruel, suprêmement détaché de tous les liens, de toutes les exigences de la société. Lui seul, Lacenaire, peut avoir ce regard d’indifférence sur le monde, qui lui permet de le transformer à sa guise, en tout arbitraire, sans craindre de lui faire violence. Ce regard aristocratique et anti-conformiste, si surréaliste. Et que Prévert voie en lui un frère, ou un idéal, n’est pas innocent…