la fossePour « assister » à une « représentation » de La Fosse – la nouvelle performance conçue par Christian Boltanski, Jean Kalman et Franck Krawczyk à l’invitation de l’Opéra Comique –  les « spectateurs » sont invités à pénétrer dans un long parking bordé de rideaux blancs. Là des automobiles sous housse, des pianistes et des violoncellistes disséminés dans ce grand hangar de pierre, des chanteurs mêlés au public,  des personnages masqués, des visages informes. Le spectacle déjà  (c’est-à-dire jamais) a commencé, le décor déjà vibre, les sons déjà flottent dans la fosse.  Comment écoute-t-on un mélodrame qui n’a ni début ni fin, c’est-à-dire pas de narration ?  Comment écouter de la musique quand  on ne peut  ni visualiser ni identifier la source de celle-ci (l’orchestre, les chanteurs, les musiciens) ? Quand elle est partout et nulle part ?  Comment regarde-t-on un opéra qui n’est pas représenté sur une scène ? 

Eh bien au début, on s’interroge : dois-je choisir un endroit d’où mon regard pourrait embrasser l’espace le plus large possible ? Ou ferais-je mieux de déambuler dans cette grand étendue sombre ? Mais alors comment ? Mutique et secret comme si je me frayais un chemin dans l’orgie d’Eyes Wide Shut ? Ou bien guilleret et convivial en claquant la bise à tous mes potes mélomanes et en prenant des photos avec mon smartphone, photos que je relaie immédiatement sur les réseaux. ? Puis-je demander à cette belle violoncelliste pourquoi elle ne joue pas de son instrument ? Ai-je le droit de m’asseoir sur l’une des chaises éparpillées dans le « décor » ?

Puis, au fur et à mesure de mes mouvements, de mes hésitations, des longues rampes fiévreuses de violoncelle, des accords martelés au piano, des mélopées plaintives, toutes ces questions tombent peu à peu pour laisser place à un sentiment  aussi tenace que grisant : je ne suis pas devant un scène, je suis traversé par l’espace. Celui-ci s’infiltre en moi, me pénètre.  Et pas n’importe quel espace : une fosse précisément, un lieu  sombre et enfoui d’où s’élève une plainte – une supplication – vers les hauteurs et la lumière.  Me voilà au coeur de ce que l’opéra a peut-être de plus archaique, de plus originel : le choeur des suppliants. A savoir un appel vers la transcendance s’élevant d’une sorte de fosse aux lions légendaire.

Alors, bien sûr, il m’est possible de sortir à tout moment de ce sous-sol pour retrouver le sol et ainsi faire cesser l’expérience de la supplication. Mais voilà : le spectacle n’ayant pas de fin, le fait de sortir attesterait davantage de mon caprice individuel que de l’action d’une transcendance. Or seule la transcendance peut répondre à la supplication.  Et puis si je sors, je sais que là-bas, en bas, dans le parking, ça continue de supplier, ça continuera toujours de supplier. La Fosse m’a  donc fait ressentir et comprendre cette chose grave et exaltante  à la fois (une chose qui est au coeur du savoir opératique) : la supplication ne cessera jamais, la supplication ne saurait être mise à distance par sa représentation,  la supplication fait partie intégrante de l’ordre cosmique. Comprendre cela c’est être au plus près de ce qui nous fait  viscéralement aimer l’opéra.  Ressentir cela constitue une expérience bouleversante qui, j’en suis sûr, continuera longtemps de me hanter.

Photo DR Stefan