ciaoOmbres chinoises. Les grands pans d’herbe du Yunnan ont beau éclater avec la violence presque fluorescente des verts d’un Kandinsky, les vallées s’entrouvrir largement devant la caméra de Song Chuan, qui signe son deuxième long, Ciao Ciao est un défilé de silhouettes creuses, spectrales. Ciao Ciao est une jeune femme d’aujourd’hui, entendez un pur produit de la Chine contemporaine, de son capitalisme débridé : portable greffé à l’oreille, culte du tandem fric-réussite. Mais elle a dû quitter son biotope naturel, Canton, pour le petit village où végètent ses parents, au fin fond du Yunnan. Exil rural, elle traîne son ennui, son désir de repartir au plus vite, n’est plus que l’ombre de la Cantonaise branchée qu’elle était. 

On attendait la figure imposée sociologico-narrative de mise avec pareilles prémisses. Soit quelque chose comme le clash des valeurs, entre la campagne anachronique, dépositaire des vertus des ancêtres, et l’ultramodernité corrompue, superficielle et âpre gain. Mais, à l’image du récit, qui taille joyeusement dans le gras (ablation des scènes explicatives, articulations narratives minimales), le film élude les facilités d’analyse et le confort reposant des antithèses toutes faites. Le village ne vaut pas mieux que la citadine re-racinée. Les parents ? La mère a une liaison avec le trafiquant de gnôle locale ; le fils de ce dernier, Li Wei, est une petite frappe aux poings lestes, amateur de putes et de sexe musclé. Point culminant, ou fond du gouffre, plutôt : Li Wei épouse Ciao Ciao. Pas de cérémonie, seulement un gros paquet de billets qu’empoche, sans état d’âme, le père de la jeune femme. Pourtant, Ciao Ciao n’est pas un Affreux, sales et méchants sauce chinoise. On est plus près du récent et génial Rire de madame Lin, où le constat, au vitriol, d’un certain état de la société, dépasse le simple réquisitoire. Et se mue en métaphore, image, allégorie, comme on voudra. Mais là encore, il ne s’agit pas d’enfoncer les portes ouvertes de l’indignation vertueuse, de gémir sur la contagion généralisée de l’égoïsme, de l’intérêt trop bien compris qui gangrène toutes les sociétés capitalistes, mon bon monsieur, même les coins reculés du Yunnan. Ce que montre Song Chuan, c’est exactement l’inverse, quelque chose comme un stade terminal de l’égoïsme – son agonie, son extinction. Car les personnages n’en ont justement plus, d’égo. Le moi s’est rétracté, semble avoir reculé si loin, au fond de la conscience, qu’il devient inaccessible à la pensée et à l’expression. Longue scène muette où Ciao Ciao contemple l’écoulement d’une rivière – comme pour montrer qu’elle ne sait pas, ne peut pas dire ce qui la tourmente. Pas plus qu’elle ne peut avoir cette conversation de soi à soi, cette parole intérieure qui définit la conscience : son seul confident est son portable, et à l’autre bout, une interlocutrice de Canton, qui restera toujours invisible. Ciao Ciao n’est qu’une ombre, une enveloppe creuse, dénuée d’intériorité. Ne restent alors que les réflexes : pleurer dans une situation difficile, se montrer froide (immobile, figée sur son lit) avec l’homme qu’on a épousé. Ou comment la société chinoise la plus contemporaine retrouve ce qu’il y a de plus primitif : le corps.