béton,dEcrire sur la musique, c’est comme danser sur l’architecture. » La formule est fameuse, peut-être, ou peut-être pas, de Zappa, et elle désigne une impasse à laquelle se heurte aussi bien le cinéma que la littérature, celle de l’impossible représentation de la musique. Mais voici quelques films,  Tango, Argentina et donc maintenant ce  Beyond Flamenco que Carlos Saura tranche le noeud gordien, avec ce sens de la mise en scène qui est devenu sa marque de fabrique : rigueur millimétrée des cadrages, opulence chatoyante des lumières et des textures.

Beyond Flamenco aurait pu se borner à énoncer les grandes lignes de l’histoire de son sujet, la « jota », cet alliage de danse et de musique, une des pièces maitresses de la mosaïque culturelle qu’est le folklore espagnol. Mais Saura contourne l’écueil de l’encyclopédisme : à l’érudition, il préfère la performance. Segment après segment défilent ainsi des « numéros » où s’imbriquent danse, chant, guitares, castagnettes, violons, comme autant de petits univers clos sur eux-mêmes mais gravitant autour de la source d’énergie paradoxale de la « jota », à la fois fataliste et débordante de vitalité, mélancolique et palpitante d’érotisme. Toutes les facettes et les avatars de la discipline se succèdent, « Jota cantada », « Fandango de Boccherini », « Jota gallega »…, incarnés par leurs praticiens les plus émérites : le danseur Miguel Angel Berna, dont chaque geste a l’expressivité d’un accent tonique, le violoniste Aran Malikian, hirsute comme une rock star et pour qui l’expression « habité par la musique » semble avoir été inventée.

Mais Saura n’achoppe pas sur l’autre écueil du cinéma musical, le « film-cabaret » qui enfile les perles et n’est au mieux qu’une captation honnête, un témoignage d’un moment de spectacle vivant, par définition éphémère. Car Saura se soucie moins de documenter la « jota » que de conduire une investigation qu’on qualifierait de platonicienne. Au fil des séquences des leitmotivs s’imposent, l’anecdotique (la provenance géographique de telle ou telle version de la « jota », les particularités de telle ou telle interprétation) s’estompe, et quelque chose comme une essence se dessine. Le film réalise un processus d’abstraction, comme est abstrait ce décor récurrent dans sa sobriété géométrique : deux cloisons qui forment angle droit et servent de toile de fond. Et ce que  Beyond Flamenco met au jour est aussi simple que puissant, archaïque qu’intemporel. Ça se lit sur les visages fermés, hiératiques comme les officiants d’un culte des enfants de la classe de « jota » qui ouvre le film. Ca se traduit par ces corps de danseurs soumis à l’emprise d’une transe qui se communique même aux gestes des musiciens. Et ça apparaît dans l’extraordinaire séquence de la tarentelle. Des planches représentant d’immenses tarentules tapissent les murs. Un cercle au sol. Une lumière verte qui baigne tout de sa clarté spectrale. Une silhouette voilée au centre. Arrivée d’autres silhouettes féminines. Danse, musique. Quelque chose se passe ici, qui obéit à un ordre précis, ésotérique, orienté vers une fin pratique (guérir des morsures des tarentules). Ça s’appelle un rite.  Beyond Flamenco rappelle que le folklore n’est pas folklorique. Que la danse, la musique, le chant sont sacrés.