un temps pourUn temps pour l’ivresse des chevaux

de Bahman Ghobadi

Caméra d’or 2000

(ex-aequo avec un autre film iranien : DJOMEH Réalisé par Hassan YEKPATANAH)

 

Il y a quelque chose de l’ordre du mythe dans la réalisation de ce premier long métrage de Bahman Ghobadi. Ce cinéaste Kurde Iranien, né à Baneh, une petite ville proche de la frontière Irakienne, aurait autoproduit son film en empruntant de l’argent à ses proches et en vendant jusqu’au frigo de sa mère. Il a tourné dans un petit village de montagne qu’il a découvert lorsqu’il était enfant, alors qu’il fuyait les remous de la guerre Iran-Irak avec sa famille. En 1997, il réalise dans ce village isolé un court documentaire, Vivre dans le brouillard, sur le quotidien d’une fratrie de quatre orphelins dont l’ainé de 10 ans, Ayoub, devenu chef de famille, assure la subsistance en passant clandestinement la frontière avec des marchandises de contrebande. L’enfant sillonne infatigablement la montagne truffée de mines antipersonnel, comme le faisait son père avant de sauter sur l’une d’entre elles.

 

Sur les bases de cette histoire vraie et avec les mêmes enfants, Ghobadi réalise en 2000 Un temps pour l’ivresse des chevaux. Le réalisateur recrute ses comédiens parmi les paysans des petits villages kurdes, puisant chez ses acteurs non professionnels une vitalité qui est aussi la sienne : l’énergie physique, l’urgence et l’endurance de ceux qui vivent au jour le jour dans des conditions extrêmes. Ghobadi fait jouer les enfants de la guerre, les orphelins, les laissés pour compte. C’est le premier film kurde à naître en Iran, il révèle le quotidien terrible d’une population ignorée et persécutée, ainsi que, plus généralement, les conditions de vie des enfants pauvres d’Iran.

 

Ghobadi filme au plus près des corps. Ce sont les gestes mécaniques des enfants qui travaillent, les corps instrumentalisés des hommes comme des animaux, qu’on pousse aux limites de leurs forces. Les contrebandiers attendent que la neige bloque les routes pour traverser discrètement la frontière à pied. Ils saoulent leur mules à l’arak afin qu’elles ne sentent plus le froid, ni le poids des charges hissées sur leur dos. Les enfants qui ne possèdent pas de mule transportent eux-mêmes les marchandises. Les jambes tremblent en gravissant la montagne froide. La neige est sale, grise comme le ciel. Quelques coups de feu signalent des militaires en embuscade et les contrebandiers déguerpissent en catastrophe. Les chevaux qu’on a trop saoulés glissent sur la glace et s’écroulent sous leur charge, on les gifle pour les forcer à se relever. La caméra est toujours en mouvement, suivant l’action jusqu’au vertige, comme ces contrebandiers dont on dit : « ils bougent tous les jours, s’ils ne te payent pas au chargement, tu ne les retrouveras jamais. »

 

De retour au village, Ayoub offre à son grand frère handicapé un portrait d’Arnold Schwarzenegger. Deux corps hors normes se font face. L’adolescent de 15 ans qui vit dans un corps minuscule, à peine plus grand que celui d’un enfant de 3 ans, contemple l’hypertrophie anormale des muscles d’un Schwarzi au faîte de sa gloire. Ayoub porte dans ses bras ce grand frère de la taille d’un bébé, dont les yeux chavirent de fatigue. Il franchira avec lui cette fameuse frontière entre l’Iran et l’Irak, qui n’est qu’une dérisoire ligne de barbelés déroulés sur la crête d’une montagne.

 

« En Iran, tout est politique», dit le cinéaste, qui affirme pourtant détester la politique et les frontières. Bahman Ghobadi vit en exil forcé depuis 6 ans, pour avoir tenté de s’exprimer librement avec ses films. Aujourd’hui, les villageois qui vivent près de la frontière continuent la contrebande, malgré la fréquence des accidents liés aux mines antipersonnel, car ils n’ont pas d’autre ressource.

 

Clarisse Hahn