fils de SaulLe Fils de Saul, Laszlo Nemes, en compétition

 

Le camarade Mercier, dans un billet-recension récent, en avait bien parlé, avec son brio coutumier et son oeil affûté de lynx des strapontins: la caméra du Hongrois de la compet’, Laszlo Nemes (un nom à graver sur vos tablettes de cinéphiles et de turfistes des valeurs promises à un essor fulgurant) est comme ventousée à son protagoniste, qu’elle suit avec une opiniâtreté virtuose. Déplacement du centre de gravité de la problématique classique de la Shoah: non plus l’indicible ou, en l’occurrence, puisqu’on est au cinéma, l’irreprésentable, mais le point de vue. La position à adopter. On pense, pour en inverser les termes, à cette phrase de Pasolini sur un film de Bertolucci: “un cinéma qui n’implique pas sentimentalement le spectateur, mais l’oblige à être juge”. Le parti pris de l’hyper-proximité, cette façon de talonner le personnage, d’épouser les restrictions de son champ visuel (beau travail sur le flou et l’arrière-plan, sur l’accélération convulsive de l’environnement, synchrone avec la vitesse de déplacement du personnage) nous implique “sentimentalement”, au sens que Pasolini prête à l’adverbe: quasi physiquement, viscéralement. Les secousses psychiques, les agressions sensorielles assaillent Saul aussi bien que le spectateur. Immersion dans l’extermination, plongeon dans la Solution finale. Saul, membre d’un Sonderkommando, cherche dans le tumulte, le bruit et la fureur, un rabbin pour enterrer son “fils” (patience: on explique ces guillemets un peu plus bas) – on est partie prenante de sa quête, on lui emboîte le pas comme une ombre à la fois docile et terrifiée.

On sait qu’au cinéma, et encore plus lorsque celui-ci aborde les rives délicates et infernales de la Shoah, l’esthétique et l’éthique sont indissociables, et ce au moins depuis le cas d’école du fameux traveling de Kapo, si vilipendé. Donc chaussons nos lunettes de moralistes sourcilleux et nos sabots fourchus et faisons-nous un instant l’avocat du diable. Impliquer le spectateur au plus près, c’est lui refuser la possibilité de juger, c’est faire oeuvre de rhétoricien de l’image et recourir à un procédé certes redoutablement efficace, mais qui abolirait toute possibilité de discernement. Suspiscion numéro deux: la vision majoritairement monofocale, si on peut dire, cette identification du spectateur à un regard unique (à quelques exceptions près, soulignées ici aussi par l’ami Mercier) transforme la Shoah en simple expérience affective singulière: un peuple est méthodiquement biffé du monde, mais pour quoi? Pour susciter chez le spectateur, via la courroie de transmission émotionnelle et perceptive qu’est Saul, toute une gamme de réactions (choc, terreur, angoisse). Réduction du collectif au singulier, du génocide au solipsisme des sensations fortes. Fin du réquisitoire, on remet au clou notre robe de procureur et on endosse celle de l’avocat.

Et on gagne le procès. car, outre les qualités plastiques souvent époustouflantes du film, c’est son intelligence morale qui sidère. Cette façon qu’il a d’échapper aux pièges qu’il se tendait lui-mˆeme en collant si étroitement à son personnage. Ainsi, la proximité n’est pas absence de recul: Nemes introduit toujours l’interstice d’une suffisante distance pour nous permettre de ne pas seulement trembler des tripes, mais aussi turbiner du neurone. Notons tout simplement qu’on n’est pas à la place de Saul, mais juste derrière lui: on voit ce qu’il voit, mais aussi, dans une sorte de cascade scopique, on le voit en train de voir, avec souvent un temps de retard. On décolle, fˆut-ce infinitésimalement, de l’immédiateté de l’expérience, on n’est pas englué dans le moment et la situation, mais juste derrière. Ce qui nous donne latitude de l’analyser, de l’évaluer, de la jauger – de la “juger” dirait Pasolini. Mais surtout, et c’est là que le film prouve qu’on a déjà affaire à un très grand, capable de résoudre la vieille aporie de l’un et du multiple (ou, pour arrêter de faire notre métaphysicien au petit pied, de l’individu et de la communauté), Le Fils de Saul redevient la tragédie d’un peuple. A travers cet échangeur sensoriel qu’est Saul, c’est tout le peuple d’Isra¨el supplicié qui se déploie. La bande-son, obsédante, dont la présence prend une insistance hallucinatoire, fait entendre les voix, les cris et les paroles des disparus imminents. La constellation des compagnons de Sonderkommando n’est pas un chapelet d’extras ou d'”emplois” comme on dirait au théâtre, ils ont, même s’ils apparaissent fugacement, une “épaisseur”, selon le terme consacré, ne serait-ce que celle qui découle de la contradiction entre leur violence pragmatique, cupide souvent, et leur statut de victime vouée à l’extinction eux-aussi. Sans compter les aperçus que donne le film sur l’organisation clandestine d’un monde parallèle, qui se développe dans la pénombre, dans le crépuscule des baraquements: Saul n’est pas solitaire, il est un élément d’un jeu complexe de transactions sociales et économiques. Saul est Israël en captivité. Tout Israël. Où l’on retrouve son “fils” flanqué de guillemets. A plusieurs reprises, il s’entendra dire qu’il n’a pas de fils. Et rien dans le récit ne permet de contredire cette assertion. Il ne s’agirait alors pas pour Saul de rendre les derniers devoirs funéraires à son fils (lien familial, privé) mais à un fils, n’importe lequel. Un juif inconnu, comme on dit soldat inconnu. Dès lors la paternité de Saul n’est plus fixée sur un fils, mais elle ouverte à tous les fils d’Israël.