at berkeleyBerkeley : trois syllabes explosives, secouant l’Histoire américaine au siècle dernier. Épicentre des turbulences idéologiques contestataires ; pépinière de la contre-culture chevelue et utopique ; sentinelle vigilante de la liberté de penser et de gueuler : l’université de la côte ouest est une légende de la sédition made in USA. Et aujourd’hui ? On peut disséquer avec une lucidité morose l’héritage de ces années d’ébullition et sacrifier au pessimisme, comme cet orateur blanchi sous le harnois, filmé au Free Speech Movement Café par Frederick Wiseman. L’homme fustige « l’analphabétisme historique » de la nation et exhorte son auditoire à ne pas oublier en quoi consiste le « droit fondamental » des États-Unis : le « droit à la dissidence ». Sa diatribe résonne contre des murs couverts de photos en noir et blanc, clichés, on suppose, de l’époque héroïque où l’université était la tête de pont de la conscience militante de gauche. Tourner les yeux vers le passé ; vitupérer le présent au nom de valeurs en déshérence – autant d’écueils auxquels échappe le documentaire-fleuve de Frederick Wiseman.

At Berkeley est une leçon de cinéma, touffue – passant sans complexe la barre des quatre heures – mais fluide, tant paroles et images circulent souplement pour capter un semestre sur le campus. C’est un condensé de ce qui fait de Wiseman ce qu’il est, le grand anatomiste des corps collectifs, observateur scrupuleux des systèmes clos où des hommes vivent, s’affairent, s’affrontent. Institutions vénérables (La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris), microcosmes en tout genre (le « monument » érotique, touristique et artistique qu’est le Crazy Horse ; un club d’amateurs du noble art dans Boxing Gym) : à chaque fois, Wiseman, vétéran du docu, déjoue images d’Épinal, idées reçues, représentations monolithiques. C’est sa méthode : sortir des chemins trop balisés, emprunter des sentiers bifurquant, multipliant les voies de traverse ; embrasser dans ses films la variété d’un monde ; montrer, au lieu d’un Berkeley confit dans la nostalgie de l’activisme d’antan, une mosaïque complexe, incroyablement diverse.

À l’instar de la foule bigarrée peuplant le champ de la caméra. Les gros plans abondent – autant de façons, au sein de cette juxtaposition alvéolaire de communautés qu’est l’université (classes, séminaires, réunions du staff…), de faire ressortir visages et individus. C’est une des marques de fabrique du cinéma de Wiseman : saisir un groupe sans diluer ses composantes dans l’anonymat. Soit une discussion lors d’un atelier de sciences éco : Wiseman cadre de très près une étudiante d’origine caribéenne ; un jeune homme au menton orné d’une petite barbe ; une étudiante en veste blanche. Chacun, dans l’oeil de la caméra, a droit à l’existence. Wiseman sait capter les traits – mimiques, élocution – singularisant ceux qu’il observe, les caractérisant comme on caractériserait des personnages de fiction en leur donnant tel geste ou tel comportement. Prenez cette réunion qui, apparemment, n’a rien de folichon. Ordre du jour : les relations entre le campus et les autres instances, l’État et la ville. Mais si Wiseman enregistre fidèlement la discussion, sa caméra enregistre ce qui se passe en dessous, cette « sous-conversation » des corps et des attitudes. Telle cette femme, avec son gobelet Starbucks, buvant son café, adressant un clin d’oeil à un autre participant.

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