desplechinUne vaste salle, mi-amphi, mi-ciné, noyée dans la pénombre, un appareillage électronique, façon pupitre de vaisseau spatial, et un grand écran occupé par une image figée : Mathieu Amalric attablé chez lui. On est au labo, c’est la phase de fignolage (mixage, étalonnage) du dernier Desplechin, Trois souvenirs de ma jeunesse. Pendant que le réalisateur se prête, débonnaire et malicieux, au mitraillage de la séance photo, on mouline du cervelet pour retrouver la séquence. Ah oui, c’est l’épilogue, le retour au personnage adulte de Paul Dédalus, après une traversée de la mémoire, qui recoud les premiers morceaux d’une vie. L’enfance (et la famille comme concentré explosif d’affects) ; le lycée (et un voyage rocambolesque, entre John le Carré et Stevenson, à Minsk, ambiance guerre froide) ; les amours de jeune homme avec Esther, flamboyante et fragile, anomalie solaire dans le Roubaix familial qu’a quitté Paul pour Paris. Trois souvenirs de ma jeunesse est un film-interstice, il se déploie dans les lacunes de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), en remobilise les thèmes et le personnel, y entrouvre des possibles, éclot dans ses lacunes. Celles des années d’apprentissage de Paul Dédalus, laissées dans le hors champ du premier grand film desplechinien.
C’est tout Desplechin, ça : l’arborescence. La culture (au sens presque horticole) des ramifications, une façon de faire pousser, avec une irrésistible douceur, ou des déflagrations émotionnelles, son récit. Pour arriver à une forme parfaite, qui fait oublier sa complexité sous une élégance et une évidence qui font peut-être de ces Trois souvenirs le point culminant de son oeuvre. Arborescente aussi, la parole du cinéaste. Elle croît, enfle, avec une générosité sans affectation, de cette voix douce et chaude qui est comme le revers velouté d’une grande passion. Celle qui l’attache à ses personnages, ses acteurs, au cinéma.

Damien Aubel: Paul se défend de toute nostalgie. Peut-on faire défiler ses souvenirs de jeunesse sans nostalgie ?

Arnaud Desplechin: C’est l’utopie de Paul, mais aussi une façon de se défausser, de fuir son passé. Je pensais à Yeats, dans L’Escalier en spirale : « D’un pays trop petit nous sommes partis ». Il y a cette idée d’un pays trop petit dont il voudrait s’échapper, il clame donc qu’il n’a aucune nostalgie. Qu’il arrive à ne pas en éprouver, c’est plus incertain. La dernière scène, lorsqu’il prend sa leçon de grec avec Esther, est très nostalgique. Une phrase que j’aimais bien dans Comment je me suis disputé, c’était : « Tu es ma patrie. » Eh oui, sa patrie, c’est Esther, pas la France, qui ne lui manque pas.

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