Car je raconte la fin du livre. Du livre le meilleur de cette rentrée littéraire, haut la main, celui d’Éric Reinhardt, architecte maniaque du Système Victoria.

Au départ, rien n’était gagné pour Reinhardt tant  son roman ressemblait à ceux que nous n’aimons pas, ici, défendre. Il avait tout des allures du roman XIXe siècle, celui dont Transfuge annonce souvent la mort. Celui qu’on assassine dès que possible. Mais voilà, Reinhardt est un démenti à lui tout seul de la mort du grand roman. Intrigue, personnages multiples, chronologie, début, milieu, fin : tout y est, tout fonctionne, tout percute. L’architecte Reinhardt – il n’est pas chef d’orchestre car il n’a pas d’oreille, autrement dit l’auteur n’est pas un styliste – dessine ses plans à la perfection, l’hitchcockien Reinhardt thrillerise son roman, enchaîne les fausses pistes, soigne son suspens, la mort aux trousses, pour nous dire des choses majeures sur notre époque, majeures et même neuves. Oui, il se dit des choses dans ce roman, inavouables, – entendrons ceux qui ont des oreilles – qui vaudra des coups à Reinhardt, assurément.

D’abord l’esclavage. Rien de neuf, là, mais Reinhardt  a senti mieux que personne le grand changement de ces cinq dernières années. Un slogan, celui de Nicolas Sarkozy : « Travaillez plus pour gagner plus ». Les Français ont voté pour ce slogan. Mai 68 enterré au plus profond de la terre. Rimbaud  : « Jamais je ne travaillerai », enterré. Debord : « Ne travaillez jamais », enterré.  « Un monde en cage », dirait Artaud, que ce monde décrit et dénoncé l’écrivain. Éric Reinhardt : « Qu’ils m’ont paru banals, disciplinés, échoués et soumis (comme des esclaves de luxe), tous ces gens qui m’entouraient hier soir dans l’Eurostar ! On le voit bien que tous ces gens ne vivent rien, (…) Ils étaient tous à travailler, à lire des documents, à envoyer des mails… » La société capitaliste nous esclavagise toujours plus, la classe moyenne, les cadres supérieurs. Elle nous suce jusqu’au sang. On a là le Reinhardt de gauche, révolté contre notre société gestionnaire  fabricantes de morts vivants.

On continue. L’histoire : David Kolski, le héros de ce livre, n’en peut plus de ce monde. Mort vivant parmi les morts vivants, il n’a qu’une envie : se sentir vivre. Un jour, il suit une femme, Victoria de Winter, bombe sexuelle, DRH millionnaire. Ils vont vivre l’adultère, une passion charnelle. Libre. Absolue.  « La femme, c’est le merveilleux », écrivait Aragon. Une merveille qui l’arrache à l’angoisse de son travail, maître d’oeuvre sur un chantier immobilier à la Défense. Un travail  minant. Il choisit donc la jouissance comme geste anarchiste. Révolte hédoniste. « Magnifique, la luxure », Rimbaud. David ne s’est jamais senti aussi fort. Humaniste, de gauche, comme Reinhardt, il se fait prophète et rêverait que la société tout entière se réveille : « Voyez, regardez cette lumière, le monde s’est enchanté, profitez-en, réveillez-vous, il est possible d’être heureux et de se donner du bonheur entre nous, je l’ai vécu moi-même cette nuit, je viens de passer dans les bras de l’une d’entre vous une nuit absolument inoubliable, l’une des nuits les plus importantes de l’histoire de l’humanité… Vivez, il est impératif de se remettre à vivre. »

 

Vous me direz : rien de neuf sous le soleil. La jouissance contre l’ordre établi, Sade, Bataille… On connaît. Mais là où Reinhardt devient très intéressant, c’est quand il précise. Notre David Kolski a du mal à jouir. Littéralement, il ne jouit pas. Pas d’éjaculation avec la belle aimée. Dionysos est du côté de Victoria de Winter, une décomplexée qui fait l’amour comme une machine. Comme une actrice porno. Son corps est souverain. Beau et terrifiant d’assurance. Un corps guerrier. C’est d’elle dont parlait Céline quand il écrivait : « Quel brasier là-dedans. » Lui, tergiverse, pèse, s’affole, s’inquiète, se noie, a peur. Il en a d’ailleurs conscience : « J’avais fini par avoir envie de me venger de cette liberté où elle vivait et qui était trop difficile pour moi à assumer… Moi je n’étais qu’un esclave (esclave des autres, de mes patrons, du système, mais surtout esclave de moi-même et de ce que vous appelez mon idéalisme). »

Un détail qui ne trompe pas : David lit Gérard de Nerval. Un homme malade, qui préféra toujours la mort à la vie, la nuit au jour. Victoria écoute Mozart, Les noces de Figaro. Mozart : « Que soit banni de la vie tout ce qui n’est pas amour » et vous pouvez être certain qu’il entendait par ce mot « amour » tout ce qui a trait aux sens. Mozart va avec l’allégresse, enfantine, sexuelle. Voyez son Don Giovanni. La révélation est capitale : la jouissance est à droite, côté capitalisme ! David n’est pas vraiment Cherubino. Dialogue entre David et Victoria :

David : « Ce qui est sûr, c’est que vos vies de nantis sont vraiment favorables au plaisir : les vrais libertins d’aujourd’hui sont certainement dans ta mouvance. L’érotisme a changé  d’opinion politique. »

Victoria : « C’est très exactement ce que je pense. Le sexe était du côté des hippies dans les années 70, il est du côté des DRH dans les années 2000. »

La révélation est capitale, Reinhardt va prendre des coups – par ceux qui ont des oreilles pour entendre – vous allez voir.

Mais continuons, car Reinhardt ne s’arrête pas là. Le roman est construit autour d’une opposition entre David, à gauche, discours éthique, utopiste, et Victoria, à droite, cynique, égoïste, vivant à toute vitesse, une vitesse miracle qui lui permet de ne jamais voir les dégâts causés par ses décisions libérales. Reinhardt, joueur, très joueur, complexifie son récit jusqu’à la bascule. David continuera jusqu’à la fin à donner du discours de gauche, mais se corrompra petit à petit dans une salle affaire d’argent et de pouvoir. Le pouvoir, mis à sa portée, devient son obsession. Victoria, elle, page 521, à trois pages de la fin, change de visage : on apprend dans son journal intime, que contrairement à David, cette passion, si elle fut démesurément sexuelle, fut aussi amoureuse. Et l’amour finit à droite ! Reinhardt nous dit qu’on peut être dionysiaque et sentimental. David, l’homme de gauche, reste sale, minable, lâche.

Victoria sera assassinée, en pleine orgie. Vous l’avez compris : le lecteur ne pouvait plus  supporter tant de perfection. Elle devait mourir, cette nietzschéenne de femme, qui vit si bien dans notre monde moderne, qui s’est si bien débarrassée du christianisme (rare, très rare…). Elle est le diable qui nous a tendu le miroir de nos maladies pendant quelque 500 pages. À mort le diable !

Son Système Victoria frise le génial. Un prix littéraire pour Reinhardt.